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Julia Kristeva Julia Kristeva

 

 

N'AYONS PAS PEUR DU BESOIN DE CROIRE

 

1. D’où vient le mot croire ?

 

Le mot croire trouve ses racines dans le sanskrit «cred» qui signifie : «Je te donne mon cœur en attente de récompense. » Il ne s’agit pas de « croire » au sens de « je suppose », « je fais une hypothèse ». Mais d'une évidence, d’un vécu de « vérité » absolue, indispensable, vitale. L’enfant l’éprouve dans les bras de sa mère qui le porte et le nourrit. Ou dans la voix, le regard et la reconnaissance du père, ce tiers, le premier autre. L’expérience des mystiques atteste que la croyance se loge précisément dans cette réciprocité, reliance psycho-sexuelle.

 

2. Vous êtes athée et pourtant vous écrivez un livre intitulé Cet incroyable besoin de croire. N’est-ce pas une démarche contradictoire ?

 

Mon père était croyant. C’était sa façon à lui de garder la liberté dans la Bulgarie communiste, mon pays natal. Ma mère était darwinienne, mais elle ne tenait pas à revendiquer son athéisme. C’était à moi de monter au créneau, en traitant mon père d’homme préhistorique et autres épithètes sentant la naphtaline. La conversation à table, souvent émaillée d’idées et de lectures, devenait vite électrique, mais sans tabous, comme une initiation à la liberté de penser. Bien plus tard, à Paris, en lisant Freud et en devenant psychanalyste, j’ai découvert que le besoin de croire est au cœur de la vie psychique et qu’il ouvre la voie au désir de savoir. Pour l’humaniste que je suis, besoin de croire et désir de savoir sont inséparables.

 

 

3. Ce besoin de croire est-il inné ou se construit-il ?  

 

Il se construit. Deux expériences psychiques confrontent le psychanalyste avec le besoin de croire chez l’enfant. La première renvoie à ce que Freud appelle un « sentiment océanique » du nourrisson, qui n’a pas encore établi des frontières entre soi-même et le corps qui le contient, puis le protège. La seconde est une « identification primaire » avec le père aimant (à ne pas confondre avec le père dit « oedipien », qui sépare et juge) : un investissement (une « croyance ») réciproque. Elles font le socle de toute consistance identitaire.

 

 

4. Est-ce une hypothèse ?

 

C’est une observation clinique qui permet de poser que le besoin de croire est un besoin anthropologique universel, pré-religieux, sous-jacent à l’élaboration du lien à l’autre, sur lequel pourra se construire la capacité de parler et de penser : « J’ai cru et j’ai parlé », dit le psalmiste dans la Bible. Et il se décline selon des modalités spécfiques : amuna dans le judaïsme, credo dans le christianisme, iiman dans l’islam, s’adressant à Yahvé, à Jésus, à Allah… Et, en dehors des monothéismes, à Bouddha, ou, dans le taoisme, à la reliance au flux cosmique…

 

5. Vous dites que la croyance est antérieure à l’existence des religions ?

 

Il est difficile de situer historiquement et psychiquement cette antériorité ; peut-être parce que nous avons du mal à penser l'événement qui s'est produit en Europe et nulle part ailleurs, avec la Renaissance et les Lumières : nous avons coupé le fil avec la tradition religieuse. Emancipation des désirs, des pensées, des esclaves, des femmes, des enfants, des sexes, des genres… Certains ont cru que ces avancées ont effacé la croyance. En réalité, en combattant les abus obscurantistes, la sécularisation a fait des religions des objets de connaissance, interprétations et savoirs. Aurait-on oublié que si seuls les sages éthiques peuvent se contenter de raison, les autres ont besoin de grands mythes incarnés et vivants ? Ils refont surface dans les mentalités culturelles apparemment banalisées par l’hyperconnexion, et ils imprègnent les comportements maternels et paternels, voire leurs métamorphoses dans les nouvelles formes de parentalité (mariage pour tous, PMA, GPA, etc.). En repérant ce besoin de croire anthropologique, à la fois dans le développement et les effondrements identitaires et à la racine de toute religion, nous pouvons mieux accompagner ceux qui cherchent à assouvir leurs carences singulières en puisant dans le supermarché numérique des spiritualités « prêtes à porter », ou en succombant aux promesses djihadistes. Nous pouvons aussi affronter lucidement les autres impasses que nous rencontrons dans nos sociétés sécularisées, lorsqu’elles dénient le rôle du besoin de croire dans la construction de la personne.

 

 

6. Etes-vous hostile à la laïcité pure et dure ?

 

Je me méfie d’une laïcité complaisante qui a peur de heurter nos frères musulmans, hésite à dénoncer l’islam politique et ne s’autorise même pas à mettre en question les dogmes coraniques, salafistes, wahabistes. En revanche, une laïcité convaincue et rigoureuse est un rempart indispensable contre, d’une part, l’obscurantisme religieux et, de l’autre, la post-truth politicset l’« accélération immobile » qui évident « nos valeurs ». Mais à condition que cette ferme laïcité ose entreprendre une interprétation des faits religieux, ainsi que des combats historiques menés par la sécularisation, dès l’école - de la maternelle à l’université.

Il ne suffit pas de renvoyer la diversité des croyances dans la sphère privée, ni de retirer les croix et les crèches de Noël des espaces publics, comme l’exige la loi et comme l’impose plus que jamais l’actualité explosive.Il importe aujourd’hui de donner aux jeunes et moins jeunes citoyens la capacité de comprendre et d’intégrer le sens, le contexte, l’histoire et la portée, tout autant que les dérives, de ces discours. Que signifient l’arche de Noé, le Buisson ardent, le sacrifice évité d’Isaac ? Pourquoi au commencement était le Verbe ? Qu'est-ce que le mystère de l’Eucharistie ? Le Coran impose-t-il le voile et la polygamie ?

Puisque l’humanisme favorise le désir de savoir, appliquons-le au besoin de croire lui-même et aux divers corpus de croyances. Le développement de la philosophie et des sciences humaines nous permet de nous approprier sans peur et en les interrogeant les sources de la cuture européenne : grecques, juives, chrétiennes et la greffe musulmane. L’humanisme en est issu, et il est aujourd’hui capable de se refonder en les réévaluant, en connaissance de cause. Il nous faut apprivoiser cette histoire et la repenser. En abolissant les frontières, nous avons ouvert la voie aux flux migratoires de la détresse en même temps qu'à celui des mémoires réligieuses. Les ignorer ou les renvoyer au passé ne nous prépare pas nécessairement « le grand remplacement », mais certainement des embrasements dévastateurs.

 

 

7. Vous écrivez que croire, c’est le refus de se laisser embarquer dans la société de consommation et du spectacle.

 

La globalisation hyperconnectée, la finance et le marketing favorisent la pensée du comment ? au détriment du pourquoi ? Et l’investissement (synonyme de croire) se porte de préférence sur les techniques, le how to do, le calcul, le « gagnant-gagnant ». L’espace psychique, l’expérience intérieure ne sont pas vraiment une « valeur » dans la société en voie vers le transhumanisme. Le streaming des images qui transitent, au sens digestif du terme, déréalise les internautes du vide : régression hypnotique et ivresse des affects s’ensuivent. Les adolescents en particulier sont plus exposés à cette dépersonnalisation. Contrairement à l’enfant qui joue et qui cherche, l’adolescent est un croyant en quête d’idéal, forcément déçu, doublé d’un nihiliste qui détruit et se détruit. Il nous faudra réinventer l’Ecole des parents pour faire face aux nouvelles exigences de la parentalité. Former un nouveau « corps enseignant », avec des référents et tuteurs capables d’aider à la reconstructions de la vie personnelle et d’une vie sociale. Sinon, impossible d’entreprendre un «enseignement laïque de la morale », s’il n’y a pas de Soi pour l’accueillir.

 

 

8. Vous rencontrez des jeunes à la maison de Solenn qui ont été radicalisés au nom d’Allah.

 

J’ai déplacé mon séminaire sur « Le besoin de croire » de l’Université de Paris 7 à la Maison des adolescents, pour le personnel soignant de l'hôpital Cochin. Philosophes, psychologues, sociologues et psychanalystes se joignent à une équipe interculturelle et interdisciplinaire. Souad, appelons-la ainsi, qui avait été suivie pour anorexie il y a deux ans, s’est radicalisée sur Internet. Elle se définit comme un « esprit scientifique », sèche les cours de français et de philo, « langages de colonisateurs », elle se dit « féministe » parce qu’elle « n’aime pas les hommes » et « ne fait confiance qu’à Allah ». Elle porte la burqa et se prépare à partir faire le djihad, devenir une épouse prolifique de lionceaux kamikazes. L’équipe interculturelle l’accueille dans une nouvelle famille recomposée et n’interroge pas sa croyance. Souad met du temps à fendre l’armure, à se raconter, à prendre du plaisir à jouer avec les autres, à rire avec ses nouveaux amis et d’elle-même. Elle a enlevé sa burqa, retrouvé ses cours de français, et découvert la poésie arabe des soufistes sensuels… Il y a des chemins qui redonnent leur fierté aux identités en souffrance. C’est un travail de dentelle.

 

9. Comment analysez-vous l’immense vague de sympathie qu’a rencontrée la mort de Johnny Hallyday ?

 

Avec son charisme viril, sa tessiture de voix exceptionnelle (cinq octaves !) vrillée au corps, Johnny offrait - aux descendants blessés des cathédrales et aux isolés de la Toile - des communions brûlantes, souffrances et jouissances sublimées. Encore un retour du sacré en temps de détresse? Je ne pense pas. Le temps est tout simplement venu, pour la République, de ne pas craindre la démesure du besoin de croire, de « l’envie d’avoir envie »

 

 

Julia Kristeva

Propos recueillis par Isabelle Girard

Madame Figaro, 22 décembre 2017

 

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