JULIA KRISTEVA

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Julia Kristeva

 

 

Visions capitales

 

Préface

 

Sommes-nous fatalement des esclaves de l’image ? Ce n’est pas sûr, répondent les philosophes, par métier incertains. Car l’image est potentiellement un espace de liberté : elle anéantit la contrainte de l’objet-modèle et lui substitue l’envol de la pensée, le vagabondage de l’imagination. J’ajoute, et c’est mon parti pris, que l’image est peut-être le seul lien qui nous reste avec le sacré : avec l’épouvante que provoquent la mort et le sacrifice, avec la sérénité qui découle du pacte d’identification entre sacrifié et sacrifiants, avec la joie de la représentation indissociable du sacrifice, sa seule traversée possible. Les pages qui suivent essaieront de montrer que certaines images et certains regards peuvent encore offrir aux humains que nous sommes, toujours davantage absorbés par la technique, une expérience du sacré. Quelles images ? Quel regard ? Quel sacré ?

Le sacré a partie liée avec le sacrifice. Les rites des têtes coupées révèlent l’inavouable fascination et l’envoûtement que le mystère religieux exerce sur les humains.

Quinze ans après l’exposition « Visions capitales » au Louvre (1998), et dont voici le catalogue, la décapitation est toujours pratiquée, nous rappelant à la réalité sociale et politique du monde dans lequel nous vivons. Qui n’a jamais vu ces intégristes terroristes, exhibant devant nos caméras médusées, comme de précieux trophées de guerre, les têtes tranchées de leurs innocentes victimes ? Homo sapiens qui est un Homo religiosus a toujours coupé les têtes : de la Mésopotamie aux Aztèques, en passant par le Caucase, mais aussi chez les Scythes, les Grecs et les Celtes, et jusqu’à l’« infâme insolence » des « tricoteuses » de la Terreur qui forçait, sous la Révolution, « tout un peuple à se salir les yeux ». Aujourd’hui encore, alors que les chaînes satellitaires font de nous les témoins impuissants de décapitations d’« otages » (du fondamentalisme ou du spectacle ?), la violence sacralisée se réinstalle sur la scène publique qui avait cru naïvement pouvoir s’en passer.

Pourtant, ces froides exhibitions du mal radical s’accompagnent, tout au long de l’histoire humaine, d’une étrange expérience imaginaire. Elle n’en efface pas l’abjection, mais se recueille, la réfléchit en gestes, en traces ou en couleurs, la transcende et nous en délivre. Ces visions capitales élucident massacres et rites sacrificiels, transposant  la violence insensée en objet de contemplation et de pensée. Loin du déni qui aveugle, et du seul jugement qui condamne, l’art des mortels côtoie le sacrifice, le désacralise et nous rend libres de le regarder en face : hideux ou sublime, parfois grotesque. Pour mieux l’éviter et le bannir, pour l’abolir.

La civilisation qui surgit de ces visions capitales est prisonnière du sacré, mais elle n’est pas prête à capituler devant le sacrifice, et encore moins à accepter ses perversions intégristes. Elle éveille en nous une résistance intime, profonde et lucide qui nous manque aujourd’hui face aux versions modernes du mal. Malheureusement, ni la toile de l’hyperconnexion accélérée, ni une gestion politique toujours plus inhibée ne semblent capables de la concevoir ou de l’insuffler.

Les histoires dont il sera question ici sont cruelles. À travers elles, une humanité possédée par la pulsion de mort et terrorisée par le meurtre avoue, en définitive, qu’elle est arrivée à une découverte fragile et bouleversante : la seule résurrection possible serait… la représentation. Les décollations exposées en sont la preuve. Je vous invite à cheminer de leur violence à leur raffinement, pour conclure, en fin de parcours, qu’avec ou sans décapitation, toute vision n’est autre qu’une transsubstantiation capitale.

 JULIA KRISTEVA

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JULIA KRISTEVA - Visions capitales : Arts et rituels de la décapitation

 

Articles:

 

LA REVUE DU PRATICIEN VOL. 63, mars 2013


Supplément DNA, 18 mars 2013


ARTS GAZETTE INTERNATIONAL SUPPLEMENT


Parcours des Arts n°34

 

La femme et le sacré, Arts Sacrés, août 2013

 

Julia Kristeva Visions capitales

Éditions de la Martinière, mars 2013

 

 

Pourquoi la décapitation, thème si présent dans l'art occidental, demeure-t-elle si mystérieuse? Dans cette troublante sublimation du meurtre, de la mort, du corps, de la souffrance et du sacré, Julia Kristeva ouvre un nouveau champ d'exploration.


Des premières représentations préhistoriques des têtes coupées et des offrandes capitales aux dieux en Grèce antique jusqu'aux étonnantes œuvres contemporaines de Picasso, Arnulf Rainer ou Günter Brus, tout en méditant sur l'art chrétien, baroque ou classique, l'auteur interprète dessins, gravures, sculptures, tableaux, mythes et récits, la Bible et les Evangiles... Elle revisite Méduse, David et Goliath, Samson et Dalila, Judith et Holopherne, saint Jean-Baptiste... la guillotine et l'actualité. Tour à tour philosophiques, esthétiques, psychanalytiques et politiques, ses Visions capitales offrent une perspective inédite sur les arts et les rituels afin de mieux comprendre les hommes et les femmes d'aujourd'hui.


Publié à l'occasion de la série d'expositions des « Partis pris » organisée par le musée du Louvre en 1998, Visions capitales porte un regard personnel et original sur le pouvoir de l'imaginaire défiant sacrifices et violences.

 

 

 

 

 

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