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Julia Kristeva - Je me voyage, article dans L'Osservatore Romano

L'Osservatore Romano du 11 décembre 2016
Je me voyage

 

 


Bach, L'offrande musicale

Bach, L'offrande musicale

Changer la place des choses

Voyager avec Julia Kristeva à la découverte de l'humain et de ses fondements.
L’Osservatore Romano, 11 décembre 2016

Par CRISTIANA DOBNER


La genèse de ce livre à deux voix, Je me voyage. Mémoires. Entretiens avec Samuel Dock (Paris, Fayard, 2016, 297 pages, 20 €) de Julia Kristeva, linguiste, psychanalyste, philosophe et romancière, est précise et fait écho  à Montaigne. Mais il ne s’agit pas d’une autobiographie,
rédigée dans la solitude de son bureau ou sur la table de son café préféré, c'est un dialogue, établi lors d'entretiens complices et pleins de spontanéité entre deux auteurs. Julia Kristeva précise d'emblée : « Il ne s’agit pas de faire le bilan. La clinique psychanalytique m'a appris que les autobiographies mentent et les biographies remanient. J’aimerais plutôt que ce livre soit un "carnet de route" qui balise et éclaire le voyage ». L'écoute attentive et perspicace du jeune Samuel Dock, psychologue clinicien et écrivain, favorise le dévoilement d'une intimité que Julia Kristeva avait jusque-là soigneusement protégée. Pour autant, il ne s'agit pas de passer sur le divan. Bien informé, Samuel Dock mène plutôt une approche bienveillante et maïeutique de la voyageuse.


 Ces pages lumineuses, accompagnées de photographies inédites, éclairent nombre de facettes d'une femme sensible et passionnée. Quittant sa Bulgarie natale, elle débarque à Paris, dans les années soixante par un jour froid et neigeux de décembre avec seulement cinq dollars en poche, grâce à un visa arraché de justesse à la bureaucratie. Elle s'insère aussitôt dans l'effervescence intellectuelle parisienne. Aujourd'hui, c'est une intellectuelle mondialement connue et appréciée, honorée par de très nombreux prix, parmi lesquels se détache le Prix Holberg. Épouse de l'écrivain Philippe Sollers et mère joyeuse de David, atteint d'une maladie neurologique, femme passionnée, présente à l’histoire, riche en sensibilité et en curiosité insatiable, aux idées toujours nouvelles et inédites, au milieu d’un vaste champ de recherche, dans un effort révolté de refonder l'humanisme dans une créativité sans cesse en mouvement. Dans l’œuvre de Kristeva, le langage et hypermodernité n’ignorent pas les problèmes des temps hyperconnectés, mais face aux complexités nouvelles de l’époque apportent des analyses originales et utiles.

Julia Kristeva Je me voyage
Quels sont ses traits les plus manifestes ? Charme solaire, humour et poésie. La vitalité de la vie psychique, la connaissance de la théorie de l'inconscient, libèrent les désirs et les pensées. On voyage avec elle à la découverte de ce qui fonde toute humanité, et on partage ses rencontres sensibles avec nombre de personnalités : de Colette à Jackson Pollock, mais aussi de Thérèse d'Avila à Benoît XVI. Avec un style personnel parce que « ma façon de vivre est ma façon d’écrire », tout en étant dans un contexte  d’inquiétude, gardant en main et faisant fructifier comme un ressort l'existence souriante, qui, sans crainte affronte le chaos et le plasma à travers des rencontres personnelles sensibles. Une Julia, cependant, étrangère. Sans place ? Roland Barthes l'a écrit clairement : « Julia Kristeva change la place des choses. » Surprenante donc, jamais à sa place,
jamais enfermée dans l'idéologie, ni figée dans la culture acquise, mais vivant/voyageant dans l'espace ouvert. Une vie « hors de soi », qui se renouvelle au gré des rencontres, des circonstances, des oeuvres. « Je suis une humaniste qui a lu Freud, et j'investis les humains, les gens, leurs désastres et leurs bonheurs me touchent, je les vis par procuration.Qu'ils soient en Chine, au Canada, aux États-Unis. Des relations fortes, d'un maintenant qui dure. » 


Son humanisme est centré sur la personne humaine, et se joue dans ces trois mots : Je me voyage. L'être-étrangère respire la liberté, la créativité ; sa pratique clinique et ses travaux montrent ce que signifie ce néologisme « se voyager »  : c'est ce « qui oblige à renaître sans cesse, se remettant en question de l'intérieur, en sortant de soi. » Fondement du lien à l'autre, et loin d'une spiritualité abstraite ou codifiée, elle analyse le besoin de croire comme une dimension anthropologique pré-religieuse. Notre modernité est un moment-clé pour la subjectivité humaine, et ses romans, écrits la nuit, bravant l'opacité de l'inconscient, scrutent les dangers de notre temps, tout en stimulant les forces de la pensée et de l'art.


L'axe de ce livre ? Le flux incessant d'une expérience de vie, qui se pense avec exactitude dans un « voyage », attentif et ouvert à l'autre et à soi, à l'opposé de l'errance distraite et désoeuvrée du touriste contemporain « hit and run ».
Kristeva est une humaniste qui a voulu « perdre ses chaînes »



Cristiana Dobner

 

 

 

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