Julia Kristeva | site officiel

 

Remise du prix Saint-Simon

à Julia Kristeva

discours de Patricia Boyer de Latour  

 

Madame, Chère Julia,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

 

Le duc de Saint-Simon n’a jamais entendu parler de psychanalyse ou de sémiotique.

Des nouvelles maladies de l’âme, il n’a même jamais soupçonné l’existence. Il n’a pas mis les pieds en Chine, et à part en Espagne, il  n’a pas beaucoup voyagé. Il ne se sentait pas écrivain, encore moins romancier, chercheur ou philosophe. Quant à être linguiste ou psychanalyste, il ne pouvait y songer.   

 

Et pourtant, c’est vous, chère Julia, qui êtes aussi tout cela, c’est vous qui avez obtenu cette année le prix Saint-Simon, pour « Je me voyage, mémoires » un ouvrage écrit sous la  forme d’une conversation dialoguée avec Samuel Dock, écrivain lui aussi et psychologue, sans qu’il fût question d’en discuter beaucoup. Il y avait là une évidence. C’était vous, et personne d’autre.

  

Du duc de Saint-Simon, que vous avez lu et qu’il vous arrive de citer, quelquefois même sans le dire, vous êtes une héritière. Un héritière en rien « académique » à l’instar du duc lui-même, subversive vous aussi, et qui renouvèle le genre des Mémoires pour le XXIème siècle.

 

Voici donc une autobiographie en mouvement sous le regard d’un autre où vous dévoilez des facettes intimes de votre vie. On y rencontre l’enfant née en Bulgarie, la jeune femme qui se révèle dans le bouillonnement des années 70 à Paris, mais aussi l’amante, l’épouse, la mère.

Vous êtes aussi une intellectuelle incarnée dans les intérêts de son temps, aux prises avec la reconstruction de l’Europe d’après-guerre et les idéologies totalitaires, la société du spectacle et ses contre-feux, l’arrivée de la mondialisation et le règne de la marchandise, la dépression nationale, le terrorisme et ce désir de France qui ne vous quitte pas. Le tout rythmé par la littérature et l’expérience intérieure qui emportent l’ensemble.

Vous proposez enfin la vision d’un monde aux dimensions de ce que vous appelez un « multivers » qui vous amène à frayer de nouvelles routes pour créer un humanisme où le souci de l’Autre dans son irréductible singularité serait la priorité.

Et pour accomplir cela, vous cherchez à refonder la langue, le rapport à soi et à l’autre par l’analyse, la lecture créative des textes et l’écriture comme art de vivre.

 

Le duc de Saint-Simon disait « examiner les personnages des yeux et des oreilles », et je crois bien que vous faites de même. « J’attrape des faits secs et drus à travers les fentes des portes, et j’en demeure là en pétillant » écrivait-il, ce que vous ne faites pas ! Vous entendez ce que vous racontent vos patients sur le divan, et si vous ne « pétillez » pas tout à fait de la même manière, j’imagine que les comprendre, et mieux encore, les aider à se comprendre eux-mêmes est une joie. « La curiosité est mon vice, et je le revendique » écrivez-vous. Ce qui ne vous empêche pas d’avoir le goût du secret sur l’essentiel et celui des confidences pour l’anecdote. A cet égard, la recette de la truite au gingembre et celle de la palette de porc aux quarante clous de girofle est un moment particulièrement savoureux !

 

Vous avez le souci du détail qui fait mouche, l’art du portrait et des formules percutantes, une vitalité ébouriffante, un sens de l’humour souvent hilarant et une exigence d’efficacité en tout. « Une idée sans exécution est un songe et son développement dans tout ce détail un roman. Je l’ai compris avant de l’écrire ; mais j’ai cru me devoir à moi-même de montrer que je n’enfante pas des chimères » écrivait le duc. Je crois que vous pourriez le dire aussi, vous qui répondiez à un ministre qui affirmait qu’on ne pouvait rien faire à propos du  handicap, une cause pour laquelle vous vous battez, « vous avez raison, Monsieur le ministre, on ne peut rien faire. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »

 

Je crois surtout que, non conformiste comme le duc, vous avez en plus de cette volonté d’agir qui est la vôtre, y compris et surtout si c’est impossible, le désir de comprendre et la passion de la vérité. « La mémoire est comme le courage militaire, elle n’admet pas l’hypocrisie » écrivait Stendhal, grand admirateur de Saint-Simon que vous citez en exergue à votre roman « Les Samouraïs ». Cela vaut aussi pour ce nouvel ouvrage. « Ma manière d’écrire est ma manière de vivre », dites-vous.  

 

Saint-Simon s’est mis à rédiger ses mémoires quand il n’a plus été en cour, ce que résume Claude Roy d’une curieuse formule, d’ailleurs assez triviale : « L’asthme était à Proust ce que la disgrâce était à Saint-Simon ». Mais vous ? Il me semble que c’est le sentiment d’étrangeté qui vous menée à l’écriture. Vous venez d’ailleurs, et pas seulement de la Bulgarie en guerre où vous êtes née, ni de ce que votre père hostile au régime communiste appelle « l’intestin de l’enfer ». Vous vous sentirez toujours d’ailleurs, même si vous pouvez affirmer aujourd’hui aussi que vous êtes « une citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine ». Et plus encore, un écrivain de langue française, une universitaire internationalement reconnue, bardée de titres et d’honneurs, au point que vos proches vous taquinent en vous donnant du « Madame Honoris Causa ». « L’Etrangère » reste cependant le titre d’un bel essai écrit sur vous par votre ami Roland Barthes.

 

Cette étrangeté qui aurait pu être un handicap, vous décidez d’en faire une chance. « J’étais sans boussole » sur le chemin de l’exil, écrivez-vous de la jeune femme de 25 ans qui arrive à Paris avec cinq dollars en poche. Mais vous allez tracer votre propre voie, et c’est celle du langage. Il vous mènera sur toutes les routes, celle de la théorie, de la psychanalyste et de la littérature. « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces » affirmez-vous comme Colette, sujet du dernier tome de votre trilogie sur le Génie féminin. Au lieu des  prestiges mortifères du « soleil noir de la mélancolie » qui auraient pu vous happer et contre tous les fantasmes dont vous avez été la cible -  jeune bulgare, ravissante espionne ? - vous allez vous vivre comme un être en constante mutation.

 

L’identité n’est pas un bloc immuable, elle se construit, se reformule et s’enrichit, y compris et peut-être surtout, de nos incertitudes. Nous sommes « étrangers à nous-mêmes », et c’est aussi le titre d’un de vos essais : il reste à accueillir l’autre en soi pour comprendre ses propres complexités comme celle des autres. Le voyage est sans fin et votre œuvre en porte le témoignage éclatant. Polyglotte, vous portez  votre « désir de France » et votre amour des Lumières comme alternative à toute simplification outrancière du monde globalisé. Ecoutée des puissants, vous plaidez pour les laissés pour compte. « Je me suis voyagée en essayant d’accompagner les exclus, les fragiles et les mal-aimés. J’ai essayé. C’est tout » .Voilà ce que vous voudriez que l’on retienne de vous. « L’existence est votre laboratoire », comme le fait remarquer justement Samuel Dock. Et vous vous réinventez sans cesse. Vous brassez des mondes, vous les rendez vivants, vous les réenchantez.  Ils en deviennent plus intelligibles et vos lecteurs plus intelligents. On est à Paris au cœur de l’aventure « iconoclaste et irrévérencieuse » de la revue Tel Quel à laquelle vous participez. On voyage avec vous aux Etats-Unis où vous fréquentez la fine fleur des intellectuels américains. Nous voici à Versailles au XVIIIème siècle avec « l’Horloge enchantée », votre dernier roman paru ou encore dans l’Espagne de Sainte Thérèse d’Avila, dont la mystique vous parle. Et l’on va avec vous jusqu’en Chine.

 

Chinoise, vous l’êtes aussi. Tendance Tao, plutôt que Mao. « Mon enfance en Bulgarie marxiste, expliquez-vous, n’avait pas fait de moi une maoïste fervente ». Voilà ce qui s’appelle une litote. Elle veut tout dire : vous êtes rétive à tout totalitarisme et trop lucide pour les embrigadements. Oui à Laot tseu ! Pour les camarades, vous triez. Ainsi, si vous êtes féministe, c’est avec une pointe d’humour. Pas question de se mettre sous la coupe de quelque papesse du MLF. Enrôlée, vous ne l’êtes jamais, et vous restez atypique. Vous croyez aux singularités, pas aux communautés. Des rencontres jalonnent donc votre parcours. Comme autant de « solidarités instinctives » contre cette permanence de « l’inquiétante étrangeté » qui demeure en vous. Roland Barthes, l’ami de toujours, mais aussi Emile Benveniste, André Green et Jacques Lacan, Claude Durand, « l’électron libre de l’édition » et quelques d’autres…

 

Philippe Sollers, bien sûr. « Philippe Sollers, ce fleurettiste qui cache un cannibale ». C’est vous qui le dites, et Saint-Simon aurait pu l’écrire.

Vous avez une vingtaine d’années. C’est l’hiver, peut-être la veille de Noël. Il pleut et vous êtes triste, loin de votre famille. Il ne vous console pas. Il vous dit seulement devant le trottoir inondé, « saute, tu peux sauter » et vous le faites. Il y a tout dans cette scène : la délicatesse en douce, l’accompagnement sans le dire, la solitude réaffirmée à deux, l’enfance retrouvée, l’amour. « Nous avons accordé nos étrangetés dans ce duo inédit, écrivez-vous, un duo qui se vit à l’écart du monde, et seuls avec le temps qui rythme l’expérience, parce que nous sommes d’accord,  Philippe et moi que la vie s’écrit, et que l’écrit c’est la vie. Et comme l’amour ne peut se dire qu’en métaphores, s’en suivront figures et genres littéraires, musique, arts, spiritualité, attraction immédiate, harmonies des peaux, communion ».

 

Comme la musique et l’amour, les Mémoires sont un art du Temps. Tout est polyphonie dans vos Mémoires qui fonctionnent par aimantations, séquences et cercles. Il n’y a rien de linéaire dans votre manière de scander le temps, mais des constellations de pensée. L’exil vous ancre dans le langage, la psychanalyse vous conduit à la chair des mots, et le temps ne retranche rien, il augmente l’existence qui tourbillonne avec vous, ici et maintenant. Vous écrivez en le sachant. « L’écriture est une conjuration de la mortalité ». La naissance de votre fils David va y apporter un surcroît de vie. C’est David et sa singularité, ses talents de poète et de musicien, de peintre aussi m’avez-vous dit, son humour, son intelligence et ses problèmes neurologiques qui vont vous amener à vivre le temps. C’est lui qui réoriente la perspective de vos Mémoires. « David m’a installée dans un temps vertical, un présent continu, un « maintenant » dans lequel la sur-vie fait apparaître le reste de l’existence comme une irréalité secondaire. »  Et c’est lui aussi qui vous conduit à approfondir votre relation à l’altérité. « Le souci de David maintient le contact le plus intense avec l’étrangeté du prochain comme de soi ».

 

Vous ne croyez pas « aux autobiographies qui mentent et aux biographies qui reconstruisent ». Vous vous méfiez des souvenirs qui figent, mais s’il y a une vérité, elle est au cœur de vos Mémoires. C’est une vérité à la fois très simple et très puissante qui prend la forme d’une invitation au voyage. Libre à chacun de se « se voyager soi-même » en inventant sa propre originalité. Vous proposez de vivre, de lire et d’écrire, car il s’agit de la même énergie existentielle, une manière d’être au monde venue des profondeurs de l’amour et du temps. Votre œuvre y prend sa source. Il s’agit de vivre au présent l’instant, pleinement vécu et pensé, qui est l’autre nom de l’éternité.  

 

Patricia Boyer de Latour    

La Ferté Vidame, 10 septembre 2017          

 

 

Le Jury du Prix Saint-Simon, sous la Présidence de Marc Lambron, de l’Académie française, a décerné le 10 septembre 2017, le 42ème Prix Saint-Simon à Julia Kristeva pour son livre, « Je me voyage, Mémoires » aux Éditions Fayard et pour l’ensemble de son oeuvre, sur les terres du duc de Saint-Simon, à La Ferté-Vidame.

 


Membres du Jury du Prix Saint-Simon :

  • Gabriel de Broglie, Président d’honneur
  • Marc Lambron, Président du Jury
  • Nathalie de Baudry d’Asson
  • Jean-François Bège
  • Martine de Boisdeffre
  • Patricia Boyer de Latour
  • Jacques Dussutour
  • Cécile Guilbert
  • Laurène L’Allinec
  • Olivier Marleix
  • Albéric de Montgolfier
  • Louis Petiet
  • Daniel Rondeau

 

twitter rss

 

JK